Padesm et alliances matrimoniales : aux sources d’une oligarchie côtière

En hommage à l’historien Jean Frémigacci, récemment disparu, je reprends ici un extrait de “État moderne et culture politique nationale à Madagascar”, publié dans l’ouvrage collectif, “Pouvoirs anciens, pouvoirs modernes de l'Afrique d'aujourd'hui”, Presses universitaires de Rennes, 2015, pp. 107-125. Où l’on apprend, entre autres, qu’un “vazaha” Vichyste, Maurassien et partisan de l’Action française – bref, un fervent défenseur d’Hitler - a donné plusieurs hauts dirigeants de la République malgache dont un Premier ministre et deux ministres... 

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Pouvoirs anciens, pouvoirs modernes dans l'Afrique d'aujourd'hui

Une masse de la population vouée au statut d’une clientèle dépendante n’ayant qu’un accès très restreint à l’argent

Une conséquence de l’investissement du champ politique par le principe de la parenté va être l’émergence et la consolidation d’une nouvelle oligarchie détentrice du pouvoir. Au point de départ, il y a le fait que le fihavanana fonde le contrat social malgache non sur l’individu, mais sur la famille qui elle-même s’emboîte, comme dans un système de poupées gigognes, dans des regroupements plus larges. Au-delà de leur diversité, les sociétés malgaches ont toutes en commun une hiérarchisation respectée des lignages : même le « révolutionnaire » Monja Jaona est issu d’un lignage de Mpanjaka (chefs) antandroy. Le réveil de la vie politique à Madagascar sous la décolonisation s’est donc fait au profit des grandes familles, les Zafimahova à Farafangana, les Marson et les Ravony à Vohipeno, le clan des Timangaro dans le Menabe… et bien entendu les grandes familles andriana et hova de l’Imerina.

Une telle structuration de la société assure la permanence des valeurs aristocratiques anciennes et de comportements économiques redoutables dans un cadre moderne : pour les dominants, anciens ou nouveaux, la masse de la population est vouée au statut d’une clientèle dépendante n’ayant qu’un accès très restreint à l’argent. Les inégalités sociales vont pouvoir prendre des proportions impensables en Europe.

Les grandes familles qui s’imposent sont celles qui ont su se montrer opportunistes. D’où leur stratégie : Ces grandes familles doivent toujours avoir un représentant dans la sphère du pouvoir. Ainsi le leader de l’opposition AKFM, Andriamanjato, était le beau-frère d’Émile Ramarosaona, secrétaire d’État au développement sous l’autorité directe de Tsiranana. Après 1972, on devait retrouver un fils Ramarosaona militant du Monima. Sur la côte, les Marson ont pu dominer la région de Vohipeno depuis l’époque coloniale.

L’aïeul, assassiné comme Padesm par les insurgés en 1947, était le plus grand propriétaire et planteur malgache du district. Son fils Marson Robert, membre de l’assemblée provinciale de 1947 à l’indépendance, fut ensuite député PSD sous Tsiranana. Un fils de ce dernier, le colonel Marson Max, devait être membre du Conseil Suprême de la Révolution (CSR) sous la IIe République de Ratsiraka après 1975, tandis qu’un autre fils, Évariste, après avoir été ministre en 1991 et 1996, devait être après 2001, sous la IIIe République, le conseiller et proche collaborateur du président Ravalomanana.

Cet exemple a le mérite de la simplicité. Mais si l’on prenait celui du clan très métissé des Timangaro dans l’Ouest, on dégagerait une continuité et des connexions surprenantes, remontant jusqu’au député élu par le collège européen en 1946, Rossignol, un planteur devenu « roi du tabac », ex-vichyssois, fidèle de Maurras et de l’Action française, qui avait eu la bonne idée d’épouser avant 1940 une Timangaro, Blandine Zafera, dont il eut sept enfants. Sous Tsiranana, le clan dispose de représentants puissants, comme l’inamovible, et d’ailleurs remarquable, ministre de l’Éducation nationale, Laurent Botokeky, et l’énergique commandant de la garde présidentielle, le commandant Istasse. Ensuite, sous Ratsiraka, il peut compter sur Maxime Zafera, un proche du président, et sur Christian Remi Richard, ministre des Affaires étrangères, et fidèle exécutant de la politique extérieure ratsirakienne.

Enfin, tout récemment, en avril 2014, le nouveau président de la toute jeune IVe République vient de nommer Premier ministre le docteur Roger Kolo, issu d’une des principales familles Timangaro. Les républiques et les partis passent, les grandes familles restent.
Un point essentiel : le fait d’entrer dans la sphère du Fanjakana génère à son tour des alliances matrimoniales en chaîne qui cimentent une nouvelle oligarchie. Un cas intéressant est celui de l’ex-instituteur SFIO Lechat, devenu ministre des Travaux publics, qui consolide son intégration dans la nouvelle élite au pouvoir en épousant Marie-Zénaïde Ramampy, la fille de Pierre Ramampy, conseiller à l’Assemblée de l’Union française et grand notable du Sud-Betsileo. Mais le meilleur exemple est donné par ce qu’on peut appeler la « matrice Padesm », le groupe des membres fondateurs de ce parti en 1946.

Tableau simplifié qui donne une idée des connexions qui témoignent de la formation d’un clan qui a trusté le pouvoir de 1957 à 2002 et qui détient toujours de solides positions. ©Jean Frémigacci

Dans ce tableau, on relève que Didier Ratsiraka a épousé Céline Velonjara, Hortense Velonjara a épousé Christopher Raveloson-Mahasampo, Honorine Tsiranana a épousé Francisque Ravony et que Thérèse Zafimahova a épousé Albert Zafy. Et l’on pourrait rajouter bien d’autres noms et d’autres précisions.

Étienne Ratsiraka était ainsi le gendre d’un ministre PSD, Jean-François Jarison. Une troisième fille Velonjara, Solange, était l’épouse d’un officier, le commandant Patureau, membre du Conseil Suprême de la Révolution (CSR) après 1975. Dans les années 2000, Roland Ratsiraka, candidat aux élections présidentielles d’octobre 2013, n’est pas le seul acteur politique de la troisième génération, mais il n’est pas possible ici d’être exhaustif. Un fils de Christopher Raveloson-Mahasampo, gouverneur de Tuléar après 1998, sera limogé par Ravalomanana, successeur de Ratsiraka. Le plus important dans cette génération est sans doute Pierrot Rajaonarivelo, secrétaire général de l’Avant-garde de la Révolution Malgache (Arema), le parti de Ratsiraka, vice-Premier ministre de 1997 à 2002, et ensuite, en exil, principal rival du président Ravalomanana. Il est le petit-fils de Laingo Ralijaona, membre fondateur du Padesm à Tamatave, conseiller de la République (1952-1958), et à Paris, correspondant du jeune Didier Ratsiraka, interne au lycée Henri-IV en 1956-1958, en préparation à l’École navale, rôle dans lequel Norbert Zafimahova lui succédera en 1958-1960.

On remarque également que toute l’étendue du spectre politique malgache est représentée, depuis la tendance la plus francophile (Norbert Zafimahova, conseiller de la République de 1948 à 1959, et ses frères, à la tête du parti UDSM en 1956-1958), jusqu’à la tendance révolutionnaire tiers-mondiste, Didier Ratsiraka et Christopher Raveloson-Mahasampo qui ont pris le contre-pied de leurs pères et beau-père du Padesm. En réalité, l’idéologie officielle n’a qu’une importance secondaire, elle n’a qu’une fonction de technique d’accès et de maintien au pouvoir, et de couverture vis-à-vis de l’étranger. Elle est d’ailleurs exprimée en termes suffisamment flous pour permettre de faire n’importe quoi, que ce soit sous le « socialisme malgache » du pragmatique Tsiranana ou sous le socialisme tiers-mondiste militant de Ratsiraka qui, avant de le jeter par-dessus bord en 1985 presque du jour au lendemain pour revenir au libéralisme du FMI, donnera en exemple le Djoutche de Kim Il Sung à des concitoyens qui se demanderont jusqu’au bout ce qu’il pouvait bien vouloir signifier. L’idéologie fumeuse du « grand leader » coréen suscitait d’ailleurs, en privé, devant les coopérants français, les railleries des proches conseillers du président qui avaient fait le voyage de Pyongyang. Ratsiraka était en fait un cynique pour qui seule comptait la pérennisation de son pouvoir. On peut dire que, depuis 1960, Madagascar a changé d’idéologie officielle tous les dix ans, et que, outre la versatilité, la faiblesse des convictions idéologiques est une caractéristique de la classe politique malgache. L’image d’un Monja Jaona révolutionnaire maoïste (en réalité, un prophète nationaliste farouche) est une création de ses fidèles qui ont voulu lui donner une stature internationale. On peut de même douter du sérieux du marxisme scientifique prôné par le pasteur Andriamanjato et l’AKFM, parti des anciens groupes dominants hova et andriana. À moins que, comme d’aucuns l’affirment, sa fonction de pasteur du temple protestant d’Ambohitantely, le plus huppé de la haute ville de Tananarive, ne lui ait servi de couverture. Enfin, on a tout dit sur Jacques Rabemananjara, « caméléon politique ».

Sur une telle base, on se doute que les partis politiques ne brillent pas par la solidité de leur programme, ni par celle de leur organisation, qui reste très déficiente. Leur prolifération (33 dès 1961, 338 en mars 2012) est liée au fait que la plupart ne sont que des comités électoraux au service d’une personnalité et d’un clan local. Noyautés comme ils le sont par les grandes familles constituées en oligarchie, perçus comme un facteur permanent de division au point que politika en Malgache courant est devenu synonyme de tromperie, ils sont bien incapables d’être les médiateurs politiques et les éducateurs de citoyens qu’ils sont censés être dans la démocratie de type occidental. D’autant qu’ils vont être pris en tenaille entre une mise en cause de ce type de régime à travers l’incompréhension populaire qui entoure l’institution électorale, en principe au fondement de la légitimité du pouvoir, et la limitation de leur rôle par les empiétements d’un État autoritaire.

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