L’eau du robinet qui a fait déborder le vase
Des étudiants, appuyés par des jeunes désœuvrés de la rue et des travailleurs, se sont révoltés contre les dirigeants de la jeune République de Madagascar. Une réplique des révoltes de 1968 à travers l’Europe, notamment à Paris au mois de mai. Des révoltes qui tirent, à leur tour leurs racines des agitations sociales à l’Université de Berkeley, aux Etats-Unis, à partir de 1964. Dans un même élan collectif, le rêve d’une ère nouvelle des Baby-boomers occidentaux a déteint sur celui des jeunes malgaches de l’ère post-coloniale.
En mai ’68, les barricades ont fermées les rues de Paris, mais ont ouvert des voies ailleurs. Le 22 janvier 1972, des étudiants de Befelatànana demandaient une amélioration des conditions matérielles de l’internat, essentiellement les sanitaires, devenus insalubres en raison d’un robinet défectueux. Des faits anodins servent parfois de détonateurs à des mouvements d’importance. A Paris, mai ’68 a commencé par la revendication des garçons à accéder aux résidences des filles à l’université de Nanterre. A Befelatànana, l’eau du robinet finit par se répandre en dehors de l’Ecole de médecine, créant une vague que plus rien n’arrêtera.
Des manifestations sont organisées à Tamatave, Mananjary, Ifanadiana, Ambohimahasoa, Fandriana, Ambatolampy, Ambositra, Miarinarivo, Fianarantsoa, Diego-Suarez et Morondava. Le 2 mai, à Ambalavao-Tsienimparihy, plusieurs collégiens seraient blessés suite à un affrontement avec la police. Le 8 mai, un lycéen succombe effectivement de ses blessures. Il s’agit de Modeste Randrianarisoa. Le mouvement enregistre son premier martyr. Ceci ne fera qu’amplifier la grève. Les banderoles se multiplient, reprenant le langage du mai ’68 parisien : « Lutte ou crève », « Mort à l’impérialisme culturel », « Affrontons dès aujourd’hui les problèmes de demain », « Congrès populaire sur la démocratisation de l’enseignement », « Ne gâchez pas l’avenir avec vos décisions instables »…
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Les revendications prennent progressivement une couleur politique. Il y avait, essentiellement, la dénonciation, de l’accord de coopération avec la France, perçu comme du néo-colonialisme. Plus tard, en se joignant au mouvement, les syndicalistes et les Zoam (ou Zwam), l’union des jeunes désœuvrés des bas quartiers de la capitale, ajoutent d’autres sujets de préoccupations : la peur du chômage urbain et l’inflation galopante.
C’est que, en dix ans, le régime de la Première République commence à donner des signes d’essoufflement. Dès 1965, une mauvaise récolte contraint à une importation massive de riz. Le déficit budgétaire est de plus de 7 milliards de Fm en 1968. Le président Philibert Tsiranana lui-même reçoit « Dix années de République », un document présenté comme anonyme, mais qui est, en fait, écrit par Olivier Raparison et le coopérant Edouard Chapuis et baptisé « Livre Bleu ». C’était lors d’un Conseil des ministres, en décembre 1968. « Noël des enfants au travail, un univers de cauchemar », titre un mois plus tard « Le Courrier de Madagascar » dans un long reportage. Actuellement, on parlerait de quat’mi. A l’époque, le journaliste Guy Randria faisait plutôt référence à Gavroche pour parler de ces misérables. « Une minorité, mais qui grossit au rythme de l’exode rural ».
Cette année-là, le franc malgache, membre de la zone franc, connaît une dévaluation de 12%. En décembre 1969, « Le Courrier de Madagascar » signale que les viandes de porc et de bœuf se font de plus en plus rares à Tana. Peu à peu, les sujets de mécontentements s’accumulent. Et le président Tsiranana ne fait rien pour rassurer. Au contraire. L’image du paternalisme autoritaire, voire antijeune, du régime est parfaitement illustré, en 1967, par l’interdiction officielle du port de la mini-jupe, cette icône typique des années 60 et symbole par excellence de la libération des mœurs.
Mais la mini-jupe n’a pas encore disparu du paysage qu’une nouvelle mode apparaît : les cheveux longs chez les garçons. « Le Courrier de Madagascar » signale l’apparition du phénomène en février 1969 et l’explique par les derniers succès de Johnny Hallyday. Le phénomène hippie est passé par là.
Mini-jupe et cheveux longs, autant de signes extérieurs d’anticonformisme qui peuvent, potentiellement, se transformer en actes. D’autant plus que le gouvernement veut rallonger les jupes, mais raccourcir le budget de l’université. Celui-ci est revu à la baisse et est amputé de 17% en février 1968. Quelques mois plus tard pourtant, en août, la bourse des étudiants à l’étranger est augmentée. Ironie du sort, l’université d’Ankatso, la seule de Madagascar à l’époque, portait le nom de Charles de Gaulle. En mai ’72, « l’école inégalitaire » fera justement partie des revendications des manifestants. De fil à aiguille, on finira par dénoncer toutes les inégalités. La révolution permanente s’échafaude dans les amphithéâtres.
« Laissez la peur du rouge aux bêtes à cornes », disait un slogan de mai ’68. A l’université d’Ankatso, des « coopérants rouges » élargissent leurs influences auprès des étudiants. Ils sont essentiellement issus du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (Cedetim), une organisation anti-impérialiste qui avait constitué un réseau de coopérants de gauche en Afrique afin de contrebalancer la politique de la Françafrique, destinée à arrimer perpétuellement les anciennes colonies françaises à Paris. En 1968, il y avait 90 coopérants techniques membres du Cedetim à Tananarive. « Le mouvement était assez éclectique : quand on est à Madagascar, si l’on est de gauche, que l’on soit trotskiste, communiste, anarchiste, on est bien content de trouver une communauté alternative à une société qui se veut blanche et néocoloniale », confiait Gus Massiah, l’un des fondateurs du Cedetim.
Comme les Allemands Rudi Dutschke et Daniel Cohn-Bendit, alias Dany le Rouge, en Europe en 1968, la jonction entre l’université et la rue est assurée par un sociologue, Manandafy Rakotonirina. Ce dernier a abandonné les études de Droit pour la Sociologie, « parce qu’elle donne des outils intellectuels très précieux pour qui veut comprendre le peuple » [Cité par Siradiou Diallo dans « Jeune Afrique », n° 646, mai 1973]. Il transformera un refus d’oppression en un véritable mouvement anti-impérialiste. A 34 ans, il s’est jusque-là fait connaître comme le théoricien du Monima, le parti vaguement maoïste du nationaliste Monja Jaona, notamment lors de la révolte paysanne de 1971 dans l’Androy. Manandafy fait ses premiers pas de faiseur et défaiseur de régimes.
Parmi les failles du régime Tsiranana figure le partenariat avec le régime raciste d’Afrique du Sud et de Rhodésie. « La politique, c’est de la futilité. Commençons par l’utile, c’est-à-dire le commerce. L’économie et la diplomatie suivront », aimait dire le président Tsiranana. Le problème est qu’il d’éloigne des nouvelles sensibilités de son époque et finit par ramer à contre-courant.
La nuit du 12 mai (…) 154 grévistes et sympathisants (seront) arrêtées sur la place du 13 mai ou à leur domicile car accusées de mèche avec le mouvement, ils sont 372 à être transférés vers le goulag tropical de Nosy Lava.
Le samedi 13 mai 1972, le tout-Tana se réveille dans le dégoût du conformisme et de la démocratie de façade. La grève se durcit. Interdit d’accès à l’université, où ils tiennent un meeting quotidien depuis un mois, les étudiants décident de « monter » en ville. L’armée refuse de prendre part à la répression. On fait appel aux FRS. Ces derniers les intiment de se disperser. Mais les étudiants ont encore dans la tête les photos de Jane Rose tenant une fleur face aux baïonnettes des GI’s, à Washington, lors d’une manifestation contre la guerre du Vietnam, le 21 octobre 1967. Devant l’Hôtel de ville, une jeune fille s’approche effectivement des FRS les mains vides. Elle veut supplier de ne pas tier sur la foule. Elle est abattue sans sommation [Cité dans Rémi Rahajarizafy, « Mey 1972 », Librairie Mixte, 3è édition].
C’est l’émeute. Le chef du FRS, le commissaire divisionnaire Razafimahefa, signe l’ordre de tirer, en coordination avec ses supérieurs hiérarchiques du ministère de l’Intérieur. Le face-à-face se termine ainsi dans le sang lorsqu’aux grenades lacrymogènes succèdent les balles réelles. Les premiers tirs ont commencé à 10h. Ils ne cesseront que vers 15h 30. Bilan : 39 morts, dont 10 dans les rangs des forces de l’ordre, et 180 blessés.
La président Tsiranana écourte à contrecœur un séjour dans la ville thermale de Ranomafana et exprime son indignation à la radio dans un discours resté légendaire et connu comme étant « tsak, tsak zato arivo ». « Qu’il y en ait 2000, 3000, d’un seul coup… tsak ! tués… tsak ! tués. Qu’il y en ait 5000 ou 6000, ou même si vous êtes 100 000 à être là… tsak ! tsak ! tsak !... vous êtes exterminés, si c’est ce que vous voulez ! ». Le lendemain, l’Hôtel de ville, que l’on soupçonnait d’abriter encore des FRS, et le siège du « Courrier de Madagascar », considéré comme un suppôt du régime, sont brûlés. Les manifestants arrachent la plaque indiquant la place Philibert Tsiranana et rebaptise l’endroit place du Treize-mai. Le nom lui restera. C’est un aboutissement tragique pour une contestation plutôt bon enfant qui se tient jusque-là dans une ambiance peace and love.
Cinq jours suffiront pour faire plier le président Tsiranana à la volonté populaire. Il vient pourtant d’obtenir 99,72% des voix lors d’une élection présidentielle anticipée, en janvier 1972, et envisageait de faire son, investiture le 1er mai. « Kapao fa manimba ny tany » (coupez cet arbre qui pourrit la terre), chantait un des animateurs du podium d’Ankatso, Laurent Raza. « Pas de replâtrage, la structure est pourrie », disait-on à Paris en mai ’68. Le 18 mai, Tsiranana remet les pleins pouvoirs au général Gabriel Ramanantsoa, chef d’état-major de l’armée. Plus tard, en 1974, les enfants des victimes des événements du 13 mai 1972 et ceux « du Sud d’avril 1971 » obtiendront la qualité de « Pupilles de la Nation ».